Profession caviste, ou idéaliste ?

Publié le : 12 octobre 20177 mins de lecture

Laurent Cerqueu, 36 ans, est caviste à Montbazon (Centre). Il tient  »Le Feu à la Cave » mais également un blog,  »Le Caviste Orpailleur », où il déroule ses humeurs, ses réflexions, sur fond nuit noire. Homme d’un certain engagement, Don Quichotte de la transmission (de vin ou d’idées) il fait partie de cette génération de cavistes idéalistes… Entretien sans copeaux de bois sur la langue.

Vindicateur – Quelle idée d’être caviste, toujours coincé entre un hypermarché et un Nicolas… Pourquoi avoir choisi cette voie de garage ?

 

Laurent Cerqueu : Devenir caviste ça a longtemps été un fantasme, le passage impossible du rêve à la réalité. J’ai sans doute été captivé par le rapport subtil et torturé qui existe dans le vin entre matériel et immatériel… Pour la même raison, j’aurais d’ailleurs pu devenir libraire ou disquaire, mais c’est un monde qui souffre encore plus de la normalisation. Bien plus que des voies de garage, pour moi ce sont des métiers-chrysalides, on y passe le temps qu’il faut avant de se rapprocher un peu plus de sa vérité intime. C’est la raison pour laquelle ce genre de profession de foi doit être exercé dans une indépendance totale, c’est avant tout une question de sincérité et de respect. Choisir mes vins sur un catalogue de centrale d’achat et sans même les avoir goûtés (eh oui, ça se passe comme ça chez Nicolas), trop peu pour moi. Et pour finir, j’ajouterais que c’est ce même Nicolas qui est coincé entre les cavistes indépendants et la grande distribution, pas l’inverse !

 

Vindicateur – Tu ne caches pas vraiment tes opinions politiques, mais y a-t-il à ton avis un rapport entre vin et politique ?

 

Laurent Cerqueu : Pour moi le rapport est évident ! Quand on suit le parcours semé d’embûches des grains de raisin vers le gosier des consommateurs, on se rend vite compte qu’une part énorme d’entre eux ne touche jamais le sol, ils sont comme amputés de leur contexte  »naturel ». Pour la politique, c’est ce même lien qui est rompu. Pourtant, qu’il s’agisse des raisins ou des gens, c’est une matière première d’une incroyable diversité, qui ne demande qu’à se révéler. Le monde parfait qu’on essaie de nous vendre dans les deux cas, c’est une vaste supercherie orchestrée par des esprits malades que cette complexité inquiète car elle ne permet aucun contrôle. Par les temps qui courent, je crois qu’il est utile de se rappeler le sens premier du mot politique, ça permet de continuer à se sentir concerné et capable d’agir personnellement.

 

 

Vindicateur – Y a-t-il alors des vins de gauche, des vins de droite ? Des vins du centre ?!

 

Laurent Cerqueu : Entre un vin et celui qui le boit, c’est une équation. On peut rencontrer un vin comme on rencontre quelqu’un, il faut que l’un et l’autre soient dans des dispositions favorables pour qu’il se passe quelque chose d’autre qu’une simple série d’évènements purement physiologiques.

 

Pour répondre clairement à cette question c’est oui, à droite on place, à gauche on partage. Au centre, on dit ce qu’on a en cave mais sans le faire goûter…

 

 

Vindicateur – Tu proposes beaucoup de vins  »bio » dans ta sélection, pourquoi ?

 

Laurent Cerqueu : Le bio je n’en fais pas un argument de vente, pour moi c’est une base de travail. Mais c’est aussi une base qui a besoin d’un prolongement, au travers de la main de l’homme, pour parvenir à quelque chose d’autre. L’intérêt essentiel repose sur ce cheminement parfois chaotique. Le raisin doit d’abord rester une matière naturelle, avant d’être  »spiritualisée » par le vigneron. Si ce dernier est dans l’incapacité de transmettre son message à celui qui va boire son vin, c’est là que le caviste doit jouer son rôle de conducteur, pour que le lien ne soit jamais rompu. L’un ou l’autre ont le même rôle délicat de préparer le buveur à l’expérience qu’il va vivre.

 

 

Vindicateur – A quoi sert le vin ? Tu as une réponse à cette question curieuse ?

 

Laurent Cerqueu : Beaucoup se sont cassées les dents sur cette réflexion… Caverne de l’âme pour Érasme, lubrifiant social pour Clavel, Fields disait même que s’il buvait du vin c’était pour rendre les autres intéressants ! À mon humble avis son rôle premier est celui que lui attribuaient les Romains à la fin des banquets, où il servait à communier, à se sentir en phase avec le monde. Dégagé des contradictions, on en profite pour parfaire son idée de la liberté. La notion de modération est également importante, car elle sous-entend l’importance de chercher un équilibre. C’est la partie intellectuelle du repas, où il va favoriser l’échange en dopant la  »sociabilité » des convives, c’est-à-dire leur aptitude à savoir écouter et à partager des idées. Bu tout seul ou en trop grandes quantités, il en devient le parfait contraire, j’aime bien citer Paracelse quand il disait que  »le poison c’est la dose ».

 

 

Vindicateur – Quels sont tes vins de chevet en ce moment ? Et un livre pour aller avec ?

 

Laurent Cerqueu : Alors là il va falloir me brider ! Il y a des valeurs sûres comme Mark Angéli, François Plouzeau, Olivier Jullien, Francis Boulard, Stefano Bellotti… Et puis ceux de  »petits nouveaux » comme Pierre Jacquet, Vincent Gaudry ou Fred Gounan. Côté bouquin, mes trois lectures simultanées du moment (ceux-là sont vraiment sur ma table de chevet) :  »Indignez-vous » de Stéphane Hessel pour l’importance capitale de son témoignage,  »Les chroniques d’Alvin le Faiseur » d’Orson Scott Card pour le choc magique et l’incroyable addiction qu’il procure, et enfin  »La Quête du Vin » de Pierre Paillard, que je ne cesserai jamais de relire tant il est riche de sens cachés.

 

Et puis il y a aussi les disques. Je suis grand fan de ceux d’Andrew Bird, des Turin Brakes (une des plus grandes injustices musicales que je connaisse), d’Art Mengo et du grand Claude (Nougaro), plus tous les Thiéfaine de l’époque subversive (lorsqu’il travaillait avec Claude Mairet, ça envoyait sévère), les Led Zeppelin, les deux premiers albums de Dire Straits (immenses). Et tant d’autres !

 

Tous ces gens sont des auteurs, des artistes. Qu’ils soient vignerons, écrivains ou musiciens, je les soupçonne de faire autant avancer le genre humain que n’importe quel  »politique ».

 

 

Propos recueillis par Antonin Iommi-Amunategui

©Vindicateur, 12/2010

Plan du site