Iris, la femme qui bloguait à l’oreille des sangliers

Publié le : 12 octobre 201710 mins de lecture

Originaire d’Allemagne, Iris Rutz-Rudel (Domaine Lisson) a planté son sourire dans un coin perdu du Languedoc, Olargues, il y a plus de 30 ans. Son compagnon vigneron disparu prématurément, elle a poursuivi seule… Aujourd’hui, entre les sangliers qui ravagent ses deux petits hectares de vignes et les rendements faibles qu’elle recherche, ses vins se font rares ; mais ils livrent une nature intacte : de la sauvagerie dressée en bouteilles… Et sinon, Iris tient un blog.

Vindicateur – De l’Allemagne au Languedoc, un long chemin ?

 

Iris Rutz-Rudel : Un chemin très simple… Découverte de l’arrière-pays du Languedoc durant mes études (début 70’s). Coup de foudre pour ce paysage sauvage, qui porte encore – cachées dans les bois, à flanc de montagnes, du Caroux et de l’Espinouse – les traces d’un paysage cultivé jusqu’en haut de ces reliefs, mais où la nature à repris ses droits depuis l’exode rural du 20ème siècle… Une envie de changement aussi, d’une autre vie à l’âge de 30 ans, d’où mon départ pour ce triangle des Bermudes qu’est le magnifique paysage entre Colombières-sur-Orb à l’Est, Roquebrun au Sud et Olargues à l’Ouest, face au Caroux. Et c’est vrai pour beaucoup de gens, venus du monde entier… Enfin, atterrissage à Lisson, un an plus tard, aux côtés d’un fils de viticulteur languedocien. J’ai partagé son rêve, la recréation d’un petit vignoble, lieu de vie et de travail réunis… Je suis passé par une école de viticulture pour faire mon BPA agricole, et en 1989 début de l’aventure : défrichage, plantation, premières vinifications en 1996…

 

Vindicateur – Etre d’origine étrangère, cela fait une différence quand on est vigneron(ne) en France ?

 

Iris Rutz-Rudel : Pas plus que d’être étranger dans n’importe quel autre métier à la campagne. Quand on n’est pas né au village, on reste l’estranger, mais c’est pareil si on est né à 70 km… et probablement pareil partout au monde. Dans le sud, les liens se tissent plus facilement entre gens  »venus d’ailleurs ». Pas étonnant dans un contexte où les jeunes partent, parce que  »la vigne ne fait pas vivre » depuis deux générations, et que les rares emplois subventionnés sont réservés aux familles des bien-votants…

 

 

Vindicateur – Des  »bien-votants » ?

 

Iris Rutz-Rudel : Je digresse un peu, mais j’ai toujours été quelqu’un avec une grande conscience politique. Cela laisse des traces de sortir d’un milieu ouvrier, de commencer ses études en 1968, même en Allemagne… Il m’arrive donc parfois d’avoir aussi des idées sur autre chose que le vin… Je ne suis d’ailleurs pas  »bien-votante » moi-même, puisque sans droit de vote (hors municipales et européennes) depuis plus que 30 ans, parce que j’ai gardé ma nationalité d’origine… Mais ce n’est pas la faute des Français. (sourire) Tout cela a peu à voir avec mon métier. Mes rapports avec d’autres bons vignerons de la région, et de partout en France, ne m’ont jamais fait sentir de préjugés liés à mon origine. C’est la passion partagée qui prime.

 

Vindicateur – Tu fais des vins bio, des vins authentiques, des vins naturels, des vins… des vins comment, en fait ?

 

Iris Rutz-Rudel : Des vins à mon goût, avec des raisins propres à la vigne et sans  »poutingues » [invention issue des mots anglais put et in :  »mettre dedans » – NdlR] à la cave… Comme je fais dans mon jardin et en cuisine. Je laisse aux autres le soin de les affubler d’un nom à leur idée – de préférence après avoir visité Lisson et les avoir goûtés… Ce sont des vins sauvages dans leur jeunesse, qui s’assagissent bien en vieillissant et sont capables de raconter une histoire.

 

Vindicateur – Tes vins demandent du temps, un apprivoisement… Comment les définis-tu précisément ?

 

Iris Rutz-Rudel : Ce sont des vins de patience – de la production à la consommation – qui demandent de la maturité, et du temps, oui : du raisin à la vigne, aux longues macérations et fermentations spontanées au chai, de l’élevage patient en barriques à la cave, à la maturation en bouteille, jusqu’à l’aération dans le verre… Ils demandent même une certaine maturité du dégustateur ! Ce sont des vins qu’on ne descend pas comme un canon, pas des vins de copains, mais des vins à savourer entre amis, au calme, à table. Du slow, du contemplatif, du  »à petite dose », du  »je n’aime pas » ou  »j’adore »… Probablement des vins à mon image.

 

Vindicateur – Tu ne produis que 500 bouteilles par an, c’est viable ?

 

Iris Rutz-Rudel : Non. Et ce n’est pas un choix, mais je vis avec, à ma manière… Et encore si je les vendais toutes, je vivrais plus facilement !

 

Vindicateur – Tu vends tes vins à un prix unique, aux professionnels comme aux particuliers ; pourquoi cela, et comment les pros réagissent-ils notamment ?

 

Iris Rutz-Rudel : Avec ma production très limitée, je n’ai pas de marge pour faire des réductions, et il est normal que les pros, à l’exception de quelques passionnés, réagissent à 98% par l’abstention.

 

Vindicateur – Internet, ton blog, les réseaux sociaux : à quoi ça sert pour toi ?

 

Iris Rutz-Rudel : En tant que vigneronne, à faire savoir ce que je fais et pour rester en contact avec les collègues au loin, les amateurs de mes vins… En tant que personne, c’est le lien entre mon coin perdu et le monde. Cela remplace les bibliothèques, les voyages ; cela nourrit ma curiosité, ma soif d’apprendre ; cela permet le partage des idées, les échanges… Et cela permet parfois de belles rencontres dans le réel… Et encore d’assouvir mes besoins essentiels : lire, écrire, m’instruire, transmettre et partager.

 

Vindicateur – La retraite, arrêter, tu y songes ? Tu es plutôt isolée d’ailleurs, tu ne crains pas de te blesser dans tes vignes, que quelque chose t’arrive ?

 

Iris Rutz-Rudel : Je ne suis pas du genre peureux… Le ciel m’est déjà tombé sur la tête, j’ai survécu… La retraite ? Arrêter ? Si j’avais un comptable, je pense qu’il me l’aurait conseillé vivement depuis un moment. Je pourrais faire des économies sur les cotisations et autres frais qui tombent chaque année, me passer des paperasses, qui m’agacent, demander des aides sociales… Je serais peut-être plus  »riche », oui. Ce serait  »plus raisonnable ».

 

Mais si j’écoute mes envies, celles d’assister à la fascinante transformation du fruit d’un millésime en vin, de suivre son évolution, le voir devenir adulte, de rencontrer les rares spécimens qui partagent mon goût et ma passion ; alors là, je ne peux pas arrêter… Je fais partie de la génération des 60+. C’est inscrit sur mon visage et mon corps, mais ce n’est pas encore arrivé dans ma tête… Un manque de maturité ? (sourire) Comme vigneronne, je n’ai qu’une vingtaine d’années, donc je ne suis plus tout à fait une débutante, mais loin de l’âge d’adulte… Tout juste sortie des angoisses du  »néo », qui a la tête pleine d’idées  »révolutionnaires » – souvent par manque de perspective historique (sourire) – mais sans les soucis du jeune, qui doit plaire vite, pour assurer le niveau de vie de sa future famille… Moi, je peux prendre mes risques et mes périls ; et me tenir à l’écart des modes changeantes, qu’il faut suivre pour vendre… Une liberté inestimable.

Vindicateur – En-dehors de tes vins, quels sont ceux que tu aimes particulièrement ? As-tu découvert des jeunes vignerons (ou récemment installés) qui t’ont marquée ?

 

Iris Rutz-Rudel : Il y en a, j’en parle parfois sur mon blog. Mais c’est vrai que ceux qui m’ont marquée sont souvent faits par des moins jeunes, devenus parfois de grands classiques, comme Olivier Jullien, Laurent Vaillé, Gauby, Didier Barral, Marlène Soria, Jean-Pierre Frick, Bruno Schueller, Charles Joguet, Didier Dagueneau, Patrick Baudoin, Mireille Daret, Francis Poirel, Aubert de Vilaine… J’en passe et en oublie presque les Champagne de Francis Boulard et les Bandol de Pibarnon… Comme j’aime les vins mûrs, il n’y a pas tellement de  »récemment installés » dans la liste, il va falloir attendre quelques années, pour en juger… Et pas mal de ceux que j’aurais aimé y mettre ont d’ailleurs déjà abandonné. C’est un métier de longue haleine… J’en ai parlé aussi, surtout dans mon secteur caché, des Vins Bleus, le Mas du Cerisier, La Conque, La Closerie de Bertrand, le Mas Boissezon, qu’on ne trouve plus ou qu’on n’a même jamais trouvé sur le marché…

 

 

Retrouvez les vins (commentaires, notes) du Domaine Lisson sur Vindicateur ; et en commande directe auprès de la vigneronne sur son blog.

 

 

Propos recueillis par Antonin Iommi-Amunategui

Photo : Iris utilisant son  »requin-marteau » (micro à deux têtes qui lui permet de capter les sons ambiants que l’oreille humaine ne peut pas percevoir en temps normal : insectes dans la végétation, cliquetis des chauves-souris…).

©Vindicateur, 09/2011.

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