Primeurs : des Kinder Suprise pour adultes

Publié le : 13 octobre 20175 mins de lecture

La dégustation des  »primeurs » 2010 de Bordeaux est en cours. Des vins inachevés, difficiles à goûter, mais dont les prix vont pourtant être fixés immédiatement après. Acheter  »en primeur » implique un système à la routine impeccable : dégustation pro en avril, publication des notes dans la foulée, détermination des prix, mise en vente en primeur… Et si un primeur, c’était plutôt un Kinder Surprise : un jouet pas toujours terrible, mais bien emballé ?

Le coup de boule de Bettane

 

Une petite histoire de priorité grillée, par le critique américain James Suckling notamment, a créé la polémique cette année (l’an passé, les prix stratosphériques des primeurs 2009 ont bien fait causer). Cette fois, certains dégustateurs ont en effet pu goûter les primeurs 2010 plus tôt. Prem’s sur les primeurs ! Les autres l’ont forcément eue un peu mauvaise dans la cour de récré…

 

Réactions. Pif par ici, paf par là. Et voici le célèbre critique français Michel Bettane qui glisse au détour d’un entretien, la sentence guillotine suivante :  »C’est aux tenants du système bordelais de décider d’arrêter d’être complice d’une entreprise de désinformation, pour ne pas dire de tromperie, dont la victime désignée est le consommateur. » Ouch. Fatal Bazooka, sors de ce corps !

 

 

Des notes attribuées au pifomètre ?

 

Alors comme ça, les notes attribuées par les commentateurs à ces bouts de vin à peine vagissants ne seraient pas toujours fiables ? Mais si on ne peut se fier à ces notes – qui déterminent les prix – acheter en primeur semble plus qu’hasardeux… Une boulette, pour ne pas dire une connerie ?

 

Eh bien, oui et non. Oui c’est hasardeux, qualitativement parlant. Les vins ne ressemblent pas à grand-chose à ce stade, et les notes sont incertaines, d’où qu’elles viennent. Par conséquent, le prix des vins est fixé – littéralement – au pifomètre (avec quelques fondamentaux, un Château Latour ou un Mouton Rothschild vaudront toujours très cher).

 

 

L’argent n’a pas de nez

 

Mais les primeurs restent une affaire d’investisseurs. Et ces investisseurs savent pertinemment que si Parker (ou tout autre critique estimé) met un 97-98 à un vin, il ne reviendra sûrement pas dramatiquement sur sa note, en lui attribuant un 87-88 l’année suivante – car cela reviendrait à mettre en question sa propre compétence, à se tirer une balle dans le nez (qu’il aurait assuré un million de dollars, dit-on). Il serait grillé.

 

De ce point de vue, les notes attribuées aux vins en primeur, même inexactes, même hasardeuses, créent de la valeur. Elles influencent le prix du vin, par le simple fait d’exister, en dépit de tout fondement ; tout comme elles influenceront d’ailleurs les dégustateurs qui goûteront le vin deux ans plus tard. Si Dieu a dit c’est bon, c’est bon. La vérité est peut-être ailleurs, mais ça n’a pas d’importance. C’est un jeu.

 

On aime un vin d’autant plus qu’on le paye cher, paraît-il, ce serait même scientifiquement prouvé. Alors toute cette comédie tient relativement bien la route : au final, les investisseurs auront fait un bon investissement, et les consommateurs mettront instinctivement leur palais au diapason des critiques.

 

 

Une interminable blague de millionnaires

 

Certaines voix s’élèvent pour demander qu’on repousse la dégustation des primeurs, histoire que les vins soient plus en place, mieux fichus, plus aptes à être jugés, notés, estimés. Cela donnerait certainement un aperçu plus juste des vins. Mais cela ne règlerait pas la question des échantillons dégustés en l’occurrence par les professionnels : sélection des meilleurs jus, des meilleures barriques, assemblages inachevés voire de circonstances ?

 

Allez, quoi qu’on fasse, les primeurs demeureront un grand jeu. C’est même leur raison d’être, non ? Des Kinder Suprise (bueno si possible) pour adultes. Une interminable blague de millionnaires.

 

 

Antonin Iommi-Amunategui

©Vindicateur, 04/2011

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