« J’ai goûté Ausone 1947 »

Publié le : 14 août 20207 mins de lecture

Paris, Caves Legrand, mardi 19 janvier 2010, le soir. Une vingtaine de privilégiés participe à une dégustation animée par Pauline Vauthier, fille d’Alain, du Château Ausone, Premier Grand Cru Classé ‘A’ de Saint-Emilion.

Je suis venu seul. A ma droite, deux étudiants de l’ESSEC, l’un snob et effacé, l’autre snob et décontracté. A ma gauche, un vieux monsieur élégant et souriant, la main bandée. Derrière le comptoir, mademoiselle Pauline Vauthier, 25 ans, qui travaille à Ausone depuis 2005. Bronzée (elle revient d’un  »déplacement professionnel » à l’Île Maurice) et simple, franchement accessible, ce qui n’est pas mal vu le pédigrée.

 

Plusieurs vins ont déjà été servis (dont Ausone 2003 et Ausone 1998, j’y reviendrai). Nous arrivons au grand final : Ausone 1947. Trois bouteilles étaient prévues, deux bouteilles seulement ont été ouvertes, la troisième remisée ; toutes en provenance des Caves Legrand à proprement parler – sous nos pieds – d’où elles n’ont pas bougé depuis des lustres. Ce millésime, 1947, est d’ailleurs épuisé au Château, m’apprendra plus tard Pauline Vauthier. Ce qui confère à cette dégustation un caractère presque tragique : peut-être buvons-nous là les ultimes bouteilles d’Ausone 47 ? Peut-être serai-je le dernier humain à commenter ce vin ? Le délire me gagne, je me reprends.

 

Deux jeunes serveuses font lentement le tour des dégustateurs, chacune un flacon sexagénaire à la main. L’une s’approche enfin de moi, tend le bras vers mon verre, interrompt son geste, hésite puis interpelle sa collègue : « J’arrive au dépôt, tu peux servir ces trois personnes ? » Elle parle de moi et des deux étudiants. « D’accord », répond l’autre, qui sert d’abord mes deux voisins – et se trompe, sert deux fois l’étudiant snob et décontracté, car nous disposons de trois verres chacun. Sa bouteille est quasiment vide maintenant ; et je suis le tout dernier à ne pas être servi. Elle me sert enfin, un fond de verre, avec une suie de dépôt enroulée en écharpe au fond de mon fond de verre… Mais je suis servi.

 

 

J’ai un verre d’Ausone 1947 dans la main

 

« C’est truffé, c’est truffé », répète mon voisin de droite, l’étudiant snob et décontracté, qui hume son verre, avec un air canaille. D’accord, d’accord, mais dire d’un très vieux vin qu’il est truffé, c’est comme dire d’un vieillard qu’il a les cheveux blancs ! Je me reconcentre sur mon verre, je veux le voir au fond des yeux ; aller au fond du vin avant d’aller au fond du verre. Gratter la nacre et retrouver le grain de sable originel, le cœur du vin dans cette année 1947 très chaude, proche de 2003 d’après certains commentateurs, qui promettent d’ailleurs un grand avenir au millésime caniculaire, à contre-courant de ce qu’on entend le plus souvent pour ce millésime réputé pauvre en acidité.

 

Et Ausone 2003 du coup ? Puisqu’on l’a goûté un peu avant, comment est-il ? Trop jeune, comme un fleuve agité, décalé. Il a besoin de dix ans ou de dix heures de carafe. Mais après dix minutes dans le verre, il se transforme déjà – et propulse des torpilles de caramel, explosives, qui prennent le nez en otage. Ce vin est un démon, oubliez-le dans son enfer de verre dix ans et la métamorphose sera accomplie.

 

Ausone 1998 a suivi 2003. Une autre personnalité, forte également. Complètement différente. C’est la marque des très grands vins, sans doute : des intensités organoleptiques telles qu’elles évoquent des images presque brutales ; c’est du cinéma. Ce 1998 m’évoque un colon élégant debout sur la véranda de son cottage perdu en pleine jungle ; une jungle humide et bruyante, et lui silencieux, formel, impassible. Il y a en effet quelque chose d’un exotisme raffiné dans cet Ausone 1998 ; des épices sauvages et de l’élégance civilisée. Une jungle contenue, impossible. Tarzan à Londres.

 

Mais revenons à Ausone 1947. « C’est truffé », dit mon voisin, qui vient de le goûter. J’en suis moi à la robe, qui est d’un fuchsia délavé, d’un tuilé clairet. Je dois avoir à peine un centilitre dans mon verre, en comptant le dépôt. J’approche mon nez. Pâte de fruit, moelleuse, sucrée, rouge. Feuille de cigarillo. Une poussière d’amande. La pâte de fruit domine ; elle donne au nez une agréable et assez intense fraicheur. Mais j’en ai trop peu, je lorgne sur le verre – les verres – de mon voisin. J’ai l’air mauvais sûrement.

 

J’approche le verre de mes lèvres, je goûte. J’ai de l’Ausone 47 dans la bouche… C’est comme avoir un AK47 sur la tête, mais à l’envers. J’ai un mythe dans la gueule. Je ne dois pas me déconcentrer ; je fais délicatement circuler le liquide dans mon palais. Je perçois sa matière, moins fluide et aérienne que je l’aurais crue ; il a une vraie matière, il est en vie, expressif. Les feuilles de tabac déroulent, se défont… et libèrent un fruit frais et compoté ; une confiture de fraise oubliée dans une clairière.

 

Et soudain, tout au centre, la jeunesse ! J’ai perçu le cri fruité et joyeux de sa lointaine jeunesse, je le jure, l’écho bref d’un éclat de rire. Son cœur battant. J’y suis – j’y ai été, un instant. Mon fond de verre est vide…

 

Embrumé, je me retrouve à l’extérieur, ou plutôt dans les galeries par lesquelles on accède à l’espace de dégustation des Caves Legrand ; c’est la nuit, les grilles au bout des galeries sont refermées. Je fais des allers-retours dans les différentes galeries, juste assez longtemps pour me convaincre que si une grille est fermée, les autres le seront aussi. « Il suffit de pousser. » C’est l’étudiant, snob et décontracté, juste derrière moi, avec un sourire.

 

 

Antonin Iommi-Amunategui

© Vindicateur, 01/2010

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